Interview des fondatrices d’Edetri, marque turque de vaisselle sculpturale. Elles nous racontent l’âme de leur projet, leurs inspirations, leurs vies entre Istanbul et Paris.
Crédits photos : Edetri
Interview : Asli Emek – Traduction : Maveric Galmiche
Pouvez-vous tous les deux vous présenter brièvement ainsi que vos parcours respectifs ?
Gizem Sultan Yılmaz : Pendant de nombreuses années, j’ai travaillé en tant qu’avocate à Istanbul avant de fonder notre marque Edetri. J’ai toujours ressenti le besoin de créer et je savais que je ne pourrais jamais être épanouie sans suivre ce que je ressentais en mon for intérieur. C’est ce qui m’a conduit à m’intéresser aux arts de nombreuses manières. Au départ, alors que j’étais encore avocate, nous avons lancé Edetri ; maintenant que j’ai quitté cette profession, je peux enfin me consacrer entièrement et complètement à notre marque.
Aylin Çamaşuvi : Je suis née à Kiev dans une famille de culture ukrainienne et turque, où mon intérêt pour les arts a été nourri dès mon plus jeune âge. J’ai eu de nombreuses occasions d’explorer diverses formes d’art et ai entretenu depuis lors une vraie passion pour l’expression artistique. À la suite de quoi, j’ai déménagé à Istanbul et ai obtenu un diplôme en design textile et de mode de l’Université des beaux-arts Mimar Sinan. Je travaille actuellement en tant que designer dans l’industrie textile.
Nous voulions créer notre propre espace où nous pourrions suivre nos instincts : non seulement en concevant des objets, mais aussi en dressant des tables de sorte à créer différentes relations avec la nourriture. En fin de compte, nous souhaiterions entrer en contact avec les gens lors de nos dîners expérimentaux. Nous sommes intéressées par ce que “la table”, en tant qu’installation artistique, peut nous apporter. Nous l’envisageons d’un point de vue culturel, créatif et interactif.
Que signifie Edetri et pourquoi avez-vous choisi ce nom ?
“Edetri” n’a pas de signification propre et n’a pas été inspiré par un mot existant. Il ne se réfère donc à rien de concret et n’a, pour ainsi dire, aucune limite : nous l’avons totalement inventé. Nous voulions créer un nom abstrait et en même temps suffisamment direct, un peu comme un prénom, afin de le rendre unique. C’est une façon pour les gens d’avoir une relation plus intuitive et fluide avec notre marque.
Pourquoi avez-vous choisi la céramique comme support ? Pensez-vous utiliser d’autres matériaux pour vos prochaines collections ?
Notre objectif chez Edetri est de créer des tables artistiques qui donnent vie aux rituels alimentaires, des tables qui réveillent les sens et font appel aux souvenirs oubliés. Nous croyons que les objets ont un réel pouvoir évocateur, c’est pourquoi nous avons d’abord voulu créer nos propres produits.
La céramique est très adaptée, en tant que support, pour pouvoir modeler ses idées ; il suffit de la toucher intuitivement pour lui donner une forme. La terre est quelque chose de vivant pour nous, elle reflète facilement les rythmes. La travailler, c’est un peu comme entrer en dialogue, on ne fait pas tout a fait ce que l’on veut : un geste de trop et elle se deforme. Il faut savoir l’écouter, rester humble et souvent, suivre son mouvement. C’est aussi pour cette ‘‘conversation’’ que nous avons voulu fonder notre marque.
Dès le début, nous avons utilisé différents matériaux et formes pour nos tables afin de pouvoir bénéficier pleinement de ce que le processus expérimental pouvait nous enseigner. On pense souvent que les céramistes façonnent leurs objets mais le plus fréquemment, c’est le matériau qui vous façonnent.
Ces jours-ci, nous travaillons sur un nouveau design en verre. Nous travaillons également avec du tissu et essayons de l’inclure plus largement. Donc, cette question arrive juste à temps !
Nous aimons vos designs minimalistes et naturel. Quelle est l’idée derrière cela et que cela signifie-t-il pour vous ?
Chaque fois que nous étions ensemble, nous nous sentions attirées par les grands espaces : nous avons souvent voyagé, pour camper ou simplement nous immerger dans la nature. C’est lors d’un de ces voyages que nous avons eu pour la première fois l’idée de créer notre marque et commencé à concevoir nos céramiques. Edetri puise son essence dans les montagnes, façonnées par le vent, dans les pierres érodées par l’eau. Nous voulons que nos créations gardent cette profonde résonance et puissent, de telle sorte, conserver la dynamique de la nature.
Nous avons été inspirées non seulement par la nature et son côté primitif, mais également par la nourriture en tant qu’instinct, culture et interaction. Nous avons exploré la puissance des rituels alimentaires et comment ils peuvent évoquer des souvenirs et des émotions. Pour créer Edetri, nous avons voulu incarner tous ces sentiments dans un totem sculptural. Nous avons donc travaillé à créer un design à la fois plastique et léger, en jouant sur la juxtaposition entre la solidité de l’objet et une sensation subtile et fragile au toucher. Nous voulions surprendre les gens en leur offrant une expérience tactile inattendue.
D’où tirez-vous votre inspiration ?
L’inspiration peut provenir de tout ce qui nous entoure : des bases plus intellectuelles aux associations créées par des événements aléatoires, par la vie quotidienne.
Si nous devons être plus précises : Constantin Brâncuși et Isamu Noguchi ont été des sources d’inspiration pour nous et nous ont conduit à faire des tables les socles de nos ‘’sculptures’’. Notre objectif n’était pas seulement de créer des céramiques fonctionnelles, mais des objets qui pourraient être utilisés au-delà de leur but pratique. Nous voulions que nos designs n’aient pas de limites, donnant aux gens la liberté de les utiliser comme ils le souhaitaient, que ce soit comme une tasse ou juste comme un objet décoratif. Nous voulions créer des designs qui puissent s’adapter aux désirs individuels.
Même si la boule est une forme intemporelle et universellement reconnue, elle peut être manipulée et réimaginée de nombreuses façons. Par exemple, dans notre première collection de céramiques, nous avons utilisé la boule comme métaphore de la façon dont le monde extérieur façonne notre nature et dans quelle mesure nous le laissons nous affecter.
Avec le temps et l’interaction avec notre environnement, notre essence se renforce et s’affirme davantage à travers les changements que nous subissons. Il est possible qu’au cours de ce processus de transformation et de croissance, nos designs subissent également des changements et, qui sait, les boules peuvent prendre des formes inattendues. Spoiler alert !
Que dire d’Istanbul ? Vous inspirez-vous de la ville où vous vivez ?
En fait, il est possible de comparer Istanbul avec notre design. C’est une ville très intense où l’on est littéralement ballottés, affectés par les gens, par ce qui nous entoure – plus que toute autre ville. Difficile de l’exprimer, surtout a quelqu’un qui ne s’y serait pas rendu : Istanbul vous épuise et en meme temps, vous revitalise.
Nous l’avons deja dit, nous préférons volontiers la nature et nous nous plaignons souvent du chaos de la ville. Cependant, nous devons admettre que l’environnement vibrant d’Istanbul nous a permis de mesurer l’impact de l’influence externe sur nos vies. Cela nous permet de nourrir notre vision créative au quotidien.
Pourquoi pensez-vous à Edetri comme à un rituel ? Qu’est-ce que cela signifie pour vous et comment le pratiquez-vous ?
Nous sommes convaincues que les rituels offrent une opportunité unique de réfléchir sur le passé et de célébrer l’instant présent. La nature cérémonielle de ces rituels nous fascine, car elle possède une qualité symbolique qui peut transporter le participant dans un monde mystérieux et magique. Notre objectif est de créer une harmonie parfaite entre la nourriture et le moment, évoquant les sens et les émotions tout en rappelant la connexion avec leur essence intérieure et le monde qui les entoure. Pour cela, nous prévoyons d’installer nos tables dans différents endroits où les gens pourront se plonger pleinement dans l’expérience et se connecter avec leur environnement.
Avant de partir, pourriez-vous nous recommander des endroits où la nourriture a une dimension rituelle à Istanbul ?
Istanbul est une ville aux trésors culinaires inépuisables, offrant de multiples occasions d’assister à des rituels de toutes sortes. Parmi ces endroits, notre coup de cœur est “Vefa Bozacısı” dans le quartier de Fatih.
Malheureusement peu connu en Europe, le Boza est une boisson fermentée à base de farine de céréales, produite en Anatolie depuis près de 8000 ans. Consommée traditionnellement pendant les mois d’hiver, sa conservation à une température de 12 degrés (et pas un de plus) est cruciale pour préserver ses saveurs et permettre une fermentation optimale. Autrefois, avant l’invention du réfrigérateur, des vasques en marbre étaient utilisés à cet effet. Le Boza, à mi-chemin entre boisson et pudding, possède une texture et une couleur singulières, qui ne manquent pas d’inspirer Edetri. En Turquie, le Boza est servi dans des verres typiques, accompagné de cannelle et de pois chiches grillés.
“Vefa Bozacısı” est une boutique dédiée exclusivement a cette boisson, où les visiteurs peuvent suivre un rituel bien établi : il faut d’abord traverser la rue pour acheter des pois chiches dans une boutique en face, puıs entrer dans la boutique pour y contempler les murs carrelés et les larges vasques de marbre remplies de Boza, observer les préparateurs de Boza servir la boisson avec de grosses louches. Les clients ajoutent ensuite de la cannelle et des pois chiches, avant de savourer la boisson et de laisser leurs verres vides sur le comptoir, en signe de satisfaction.
Le propriétaire de “Vefa Bozacısı”, une boutique de Boza vieille de 140 ans à Istanbul, refuse de modifier la décoration de son échoppe pour que les visiteurs puissent conserver intacte la magie d’antan de leur expérience culinaire.
Merci beaucoup Gizem ! Merci beaucoup Aylin !
Suivez les nouvelles d’Edetri sur leur compte Instagram et retrouvez leurs créations dans la boutique Étolie !